Papatitude 9

Publié le par paul geister

Ma petite chérie a le sourire instable. Un coup les lèvres remontent en parabole, une autre fois elles s’arrondissent vers le bas. Ce qui plaît et ce qui ne plaît pas. C’est une poupée de porcelaine qui dit oui ou non, un centurion qui ordonne, exige et s’habitue facilement au confort. Jour après jour, elle se forge le caractère à l’aune de nos actions, de nos réactions.

Le pot est l’une de nos préoccupations principale. Elle a dix-huit mois :

-                     Ne vous inquiétez pas. Il ne faut pas forcer un enfant. Elle ira au pot quand elle aura décidé !

Le pédiatre est aussi rassurant que les bons copains :

-                     Tu sais, le mien, il est allé au pot d’un coup d’un seul.

-                     A quel âge ?

-                     Quinze mois !

A nouveau la déprime s’empare des parents. On culpabilise, on se dit que l’on n’a pas fait tout ce qu’il fallait faire. Les jours défilent et l’on ne voit toujours rien venir. Pas l’ombre d’une petite crotte, d’une petite pisse : rien ! Jour après jour l’attente devient plus lourde oppressante. Elle a deux ans. Son anniversaire. Ses deux petites bougies plantées dans la crème du gâteau et le vœu des parents au-delà des cadeaux et des souhaits de bonheur :

-                     Tu as deux ans. A trois, tu iras aux toilettes, toute seule.

On se prend à rêver, à attendre le moment où elle sera propre comme la frigide attend son premier orgasme. La réduction du budget couches ne serait pas mal venue. Surtout que les toilettes portables à franges protectrices ne sont pas recyclables. Ce gâchis, cette pollution mortifie un peu plus papa et maman. J’arrête de jouer le coq, de parler fièrement, de faire des déclarations du type :

-                     Elle a prononcé son premier mot à un an. Elle doit donc être très douée. Elle n’a jamais fait de quatre pattes.

Elle n’est plus la coqueluche de mes conversations. J’élude presque :

-                     Comment va ta famille. ? Et la petite ?

-                     La famille, ça va. Ma fille c’est autre chose. Elle ne veut toujours pas aller au pot.

-                     Il faut la mettre cul nu. Le mieux c’est d’essayer en été.

Bougre de désespoir mais elle s’est promenée à poil tout l’été.

-                     On la laisse faire, le docteur a dit que cela viendrait tout seul. Ne pas la forcer.

Je m’imagine grand pédagogue, timonier de la fine trame psychologique qui emmènera sans encombres ma fille jusqu’aux toilettes, jusqu’en ces lieux où je passe tant de temps et où ma fille refuse d’aller.

Pourtant, le matin, lors de ma séance mots fléchés, café, toilettes, elle vient me rejoindre. Réveillée par le bruit de la douche, par la lumière qui filtre sous la porte, elle hurle, nous annonce son réveil. Je vais la chercher, prépare le biberon, puis la pose délicatement devant la télé alors qu’elle se réveille doucement en tétant son lait aux céréales. C’est là, une fois qu’elle a fini, qu’elle trottine jusqu’à la porte, qu’elle pousse doucement le battant que je laisse ouvert, sinon elle se met à pleurer de me savoir tout seul emprisonné. Alors elle tend ses bras, dans sa grenouillère rose et quémande un :

-                     câlin papa !

Je pose mes mots croisés, mon programme de télé ou toute autre lecture hautement instructive et la dépose sur mes genoux. Ce petit corps, chaud, doux,  posé dans ses chaussons bleus, incline la tête, cligne des yeux à la lumière matinale, retrousse ses manches et me signifie :

-                     Ecris poisson !

Alors je tatoue, à l’encre noire de mon stylo bille, un poisson en forme de témoin de Je Hova. Elle est aux anges.

Maman descend.

-                     Tu  ne veux pas aller au pot ?

Elle secoue la tête et rétorque d’un ton qui n’admet pas la réplique :

-                     Non, Nine couche.

-                     Tu ne veux pas aller au pot comme papa, réessaye ma chère et tendre.

Elle nous regarde tendrement, sérieusement comme un adulte qui aurait affaire à des demeurés :

-                     Papa pot, maman pot, Sésé pot.

-                     Et Noéline ?

-                     Couche.

Chaque conversation devient une lutte de volonté.

-                     Noéline est-ce que tu veux faire pipi.

-                     Non.

Et elle se pisse dessus en secouant la tête négativement.

-                     Tu veux changer la couche ?

-                     Oui, couche, opine-t-elle.

La couche est pleine. En la changeant on regrette à voix haute le fait qu’elle n’est pas prévenue :

-                     Tu sais quand tu veux aller au pot, tu dois le dire à papa ou à maman.

Elle détourne le regard, et réclame nain nain, demande à tirer sur sa peluche musicale, exige ses chaussons.

Je me fais du mouron, la voici à deux ans plus deux mois et rien ne vient. Ma fille est-elle une enfant en retard ? Après avoir compulsé des ouvrages sur le sujet, appris que nos enfants sont des thésards, des docteurs ou des chercheurs en puissance, je me dis que ce n’est pas son cas : elle ne cherche pas plus à aller au pot, qu’à pondre un essai sur la physique quantique.

-                     Ces couches sont si confortables, avec les triples épaisseurs et tout le tintouin de nos jours que finalement les enfants se sentent bien dedans et ne veulent plus y renoncer.

C’est la faute à Pampers, à l’ergonomie du matelas qu’on lui met sous les fesses.

La nounou s’y met aussi. Elle joue les pionniers, invente des systèmes, ruse pour amener la récalcitrante à se délivrer sur le pot. On l’installe toutes les heures, on lui montre d’autres enfants, plus jeune qui vont déjà, dans une autonomie dérangeante, faire leur besoin dans le réceptacle déifié.

Noéline refuse encore. Elle crie, pleure si on la force. J’espère que tata nounou ne la traumatise pas et pourtant j’aimerais tant…

Ce siège en plastique aux couleurs attrayantes, plastronne au milieu du salon, nargue les parents et snobe ma fille autant qu’elle l’ignore. Nous achetons un adaptateur car Noéline semble plus motivée de nous imiter que d’obéir à nos désirs. Elle met l’adaptateur sur sa tête, s’en fait une couronne, un bracelet géant et le détourne de son but premier. On revient au pot. Dans son élan généreux, elle y emmène la chatte, la pose dedans, y installe sa poupée, mime dans un pssit très comique le bruit de l’urine qui tombe dans les toilettes, mais continue à faire dans sa couche.

Puis, un jour, un jour, un grand jour, ma femme m’annonce que cela y est :

-                     Ca y est quoi ?

-                     Elle a fait dans le pot !

Adieu le tribunal pénal pour parents négligents, pour parents trop laxistes avec leur enfant. Bonjour la permissivité qui est la plus belle chose du monde lorsqu’elle aboutit au même résultat que la colère, la violence et la correction. J’ai à nouveau mon permis de papa. Effacé les mauvais points de chaque journée où nous l’avons changée, tamponnée, bichonnée, câlinée malgré ses couches mouillées.

Ce n’est pas encore gagné. Il y a des rechutes. Maman toute contente se dit qu’elle peut laisser sa fille sans couche. En deux heures, elle inonde le canapé et ruine mes espoirs de voir un jour mon tapis persan sur l’inventaire d’un musée. Nous replongeons dans l’océan de l’incertitude.

-                     Popo.

C’est elle qui a parlé, qui a demandé, impatiente, d’aller se vider sur le trône en plastique. L’impact sur notre moral est incroyable. Je me sens immortel, vainqueur, réalisant un exploit en osmose avec le cosmos.

Vient la première crotte, les deux pipis dans la même soirée, des couches qui s’assèchent avec ostentation.

-                     Elle a fait dans le bain ce soir, elle a pleuré pendant trente minutes. Elle était paniquée de voir des crottes sortir dans l’eau.

Ma fille, d’après le compte rendu de la maman, a fait l’expérience de la défécation dans un milieu aquatique. Si la pénibilité de l’aventure est sans conteste, je me reprends en expliquant qu’elle fait sa recherche, ses expériences. Oui, tout va mieux, tout va bien. Ma fille sera propre ce n’est plus qu’une question de jour.

Nickel, pas une trace dans la culotte. On en ferait presque un gospel, une stèle pour la selle. Elle revient de chez la nounou avec un air coquin. Elle a mis une culotte toute la journée. Un petit slip à frange rose, qui lui va comme un gant. Elle adore. Elle tient à le mettre elle-même. C’est un régal de la voir enfiler ses pieds dans les ouvertures. Elle se trompe, réessaye, se re trompe. Je tente de l’aider. Elle crie, refuse, se débat : c’est elle toute seule, personne d’autres. Le slip fait la navette entre deux yeux étonnés, cherchant à comprendre le fonctionnement de ce vêtement bizarre et des jambes qui s’agitent et gigotent, s’énervent impuissantes à enfiler correctement le sujet de leur coquetterie. Enfin, elle parvient à enfiler un début de mollet. La culotte est toute tire bouchonnée. Elle accepte le secours que je lui porte. Elle s’habille et je souffle mon impatience, reprends du poil de la bête. Nous y arriverons un jour et sans nous énerver.

N’est-elle pas propre, ne démontre-t-elle pas à chaque instant son immense capacité d’adaptation, sa volonté d’autonomie ? Qui me prémunira contre mes vapeurs ? Sorte de pulsion d’autodestruction, de suicide de bonne volonté qui apparaît lorsque l’épuisement, la fatigue de la journée se fait sentir. Puiser dans la bonne humeur, me dire que l’énergie collective est autour de moi, qu’elle est gratuite et que je peux donc la consommer jusqu’à plus de bile en moi. Mais le sulfate d’idées noires est souvent plus fort et emporte toutes les bonnes intentions.

Ma fille est propre est une énorme bouffée d’espoir m’envahit. L’objectif est atteint. La mission est remplie, l’homme a marché sur la lune, il visitera d’autres planètes connaîtra d’autres héroïsmes. Mais ce qui vient de m’arriver est un de ces miracles du quotidien qui me rappelle que dans la rue, dans ma vie, tous les jours, je croise des parents qui ont réalisé le même exploit que moi, avec patience, facilement. Comme quoi on se surestime on croit que l’on est meilleur que les autres et puis finalement dans les mêmes situations, plus rien ne diffère : on est tous dans la même galère !

Où n’est-ce qu’un suivisme générationnel : une longue queue devant les water-closets ? Depuis l’aube de l’humanité, du tronc de l’arbre aux toilettes marbrées des grands hôtels, à la fragrance de lavande polie.  Trêve de pétrarquisme, les petits petons de ma fille qui trotte maintenant en annonçant à la cantonade :

-                     Nine pot, pipi.

Son sourire extravagant, ses beaux yeux bleus rieurs, ses cheveux blonds frisés, coupés un peu trop à ras par la grand-mère, son jeunisme enfin et son air affecté lorsqu’elle tourne les pages de Dame actuelle sur le pot. Comme papa. Avec le stylo pour biffer un Su do ku et en émiettant de sa voix qui minaude les sons les plus mignons, presque une comptine :

-                     Papa, poisson, écris.

Puis d’un air appliqué, concentré, elle entend le jet qui s’écoule sous elle, me regarde d’un air angélique en fléchissant la tête, et annonce un pschitt sans gêne, image parfaite de l’innocence. Elle fait de moi son papa gâteau-câlin. Je passe une main dans sa coiffure, attend un peu et annonce avec joie :

-                     Tu as fini de faire pipi, ma puce ?!

La puce me répond d’un air entendu avec une patate chaude dans la bouche, car ce mot neuf lui brûle la bouche d’enchantement de le dire :

-                     Ouiche !

Ma digne héritière, ma descendance, descend du pot. Je l’essuie, elle se rhabille et s’en retourne se jeter sur le divan avec un éclat de rire, une bouche hilare, la maréchale après avoir conquis les toilettes a asservi mon cœur, une fois de plus.

Même si ce soir elle ne termine pas sa soupe, si elle refuse sa purée, qu’elle veut juste un bout de pain et qu’elle refusera pour avoir juste un bout de pain avec du pâté : je lui donnerai.

Publié dans jeux d'écriture

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