Papatitude 8

Publié le par paul geister

 

Ma fille a six mois. Dans les profondeurs des gorgées de vin que j’absorbe, je me reproche constamment cette volonté de m’enivrer. Mais comment faire autrement ? La vie peut-elle être vécue sans alcool ? Et si sans alcool, sans drogue. Et sans drogue, sans médicaments. Ma femme croit pouvoir s’en passer. Mais si telle mère telle fille : alors elle me ment. Car ma fille a très certainement besoin d’EPO ou d’anabolisants. Il n’y a qu’à voir. Elle reste, les fesses alourdies par la couche, sans faire mine de partir à quatre pattes, sans désir plus avancé de découvrir le monde. Si parfois la Pampers se fait lourde, cela n’explique pas tout. Est-elle anémiée par les biberons ininterrompus qu’elle ingurgite ? Le lait de croissance participe-t-il tant que cela à la mise en place d’un métabolisme itinérant ? Pour l’instant, elle est sédentaire. Le cul est enfoncé dans le tapis, fièrement planté et ne souhaite pas aller plus loin. Même une petite reptation, une once d’ondulation qui l’emporterait vers un autre coin de son tapis de jeu. Non, elle reste sous son portique à taper dans les pendules qui font une musique aussi bête et agaçante que les conseils que l’on prodigue à tous les parents pour temporiser leurs ardeurs éducatives.

-                     Tu sais, il ne faut pas la faire marcher trop tôt. Toi, par exemple, tu as marché très tôt. Mais tu étais tellement gros que tes jambes ont plié sous ton poids et tes os se sont déformés. Tu ressemblais à un cow-boy après trois heures de cheval.

Merci maman, pour ce petit souvenir qui précise bien que j’ai les jambes torses, torves et tordues. Cela fait plaisir.

Voici l’année, les douze mois écoulés et notre petite ne daigne pas faire mine de galoper à quatre pattes comme ses congénères. Une fois assise, elle est à sa place et ne veut plus en bouger. D’une rotation du buste, d’un bras tendu, d’une extension de gymnaste, elle se saisit de l’objet convoité. Quand elle ne peut pas attraper l’objet, elle pleure. Maman ou papa sont des outils très pratiques pour se saisir de tout ce qui traîne hors de portée. Les cris qui d’abord ne sont qu’un murmure de ruisseau se transforment très vite en torrent, puis en chute du Niagara. Devant l’assourdissement, menacés d’explosion de tympan, il y a toujours un papa ou une maman qui est prêt à venir en aide au petit Bouddha qui ne veut pas s’arracher à sa contemplation et n’a donc pas intégré la marche dans son mode de fonctionnement.

Enfin, l’exploit. Elle s’agrippe avec ses mains de lilliputiennes sur la table en verre du salon, elle s’arc-boute, retombe sur son coussin molletonné à franges protectrices, tente à nouveau sa figure de cascadeuse. Retombe. Pleure en tendant les bras vers cet objectif impossible à réaliser et qu’elle veut atteindre pourtant, se mettre debout en s’appuyant sur la table du salon. De guerre lasse, les parents mettent l’enfant prodige dans les starters ; ma fille est prête à faire le tour de la table, sur les pieds.

-                     Ce n’est pas la peine de la forcer. Laisse-la, elle y arrivera bien toute seule.

Exhorte la voix de la sagesse incarnée par ma mère.

-                      Ben, oui. La pauvre. Répond en écho la voix de ma belle-mère.

J’ai l’air d’un tyran qui martyrise sa fille, qui veut lui imposer ses vues et ses convictions éducatives, une espèce de mentor malveillant qui en désirant faire bien, fait mal.

-                     M’en fiche. Sous les commentaires et les raisonnements aigre-doux les plus sûrs que l’humanité a jusqu’ici portés dans ses flancs, je fais fi de tout bois et promène ma fille autour de la table.

La prudente, l’avisée, c’est elle. Elle ne pleure plus. Elle se déplace doucement, prend un air des plus concentrés. On sent qu’elle en bave. Elle oscille à droite, à gauche, manque de tomber sur l’avant, se redresse in extremis et reprend son tour de scène. Car elle est l’héroïne du jour. Sous les feux de la rampe, devant un parterre de parents, de grand-parents, la voici qui effectue un tour sans faute. Elle n’a cure des quolibets et des moqueries. La plante de ses pieds s’accroche sur le tapis, la langue est sortie, les mains glissent le long de la rampe pour aller plus loin, par à coups.

 

-                     Tout de même si elle tombe. Ce n’est pas très intelligent.

-                     C’est lui donner des habitudes dont elle n’a pas les moyens.

-                     Mais après cette réunion familiale, le pli est pris. Noéline travaille son chaloupé. Elle part dans des pleurs interminables si on ne la met pas debout. Ensuite ses jambes font le travail. Elle s’aventure le long du divan. Passe par le meuble télé et arrive à la porte. En un mois, elle en a compris le fonctionnement. Elle sait qu’une porte est un appui moins solide qu’un mur. Elle se l’approprie lentement. Après c’est l’aventure. Le couloir. Avec des radiateurs, des cartons, des plantes vertes ; un territoire inconnu, plein de dangers, mais qui recueille tous ses suffrages d’exploratrice en herbe. Car dorénavant, c’est là qu’elle veut se rendre.

Cette surprise quand j’arrive dans le salon et la vois droite comme un i, souriante, de son sourire dodu. Elle s’est mise debout toute seule et n’aura jamais fait de quatre pattes. Moi qui pensais qu’elle avait un problème psychomoteur, je ne suis pas peu fier d’affirmer à certaines personnes de mon entourage qui  n’arrêtaient pas de me répéter que le leur (de bébé) avait marché à l’âge d’un an. Que l’autre courait partout à quatre pattes dans la maison. Et à huit mois, il marchait, et à six mois et à un mois il se prenait pour Armstrong, et puis quoi encore. C’est quoi ce délire.

-                     Ma fille, elle, n’a jamais fait de quatre pattes, ma fille à moi.

Et paf, c’est imparable. Sans quatre pattes. Ma fille fait partie des vertébrés, des hommes-qui-marche-debout, de ceux qui accompagnaient Rahan, le fils des âges farouches, à travers les aventures communistes de la préhistoire. Ah ! Ils ravalent leur morve, les morveux. Ils s’adressent autrement au père, au géniteur de cet être qui a su dépasser les limites de sa race. En voici une qui ne s’en laissera pas compter. Quatre pattes, mais qu’est-ce que le quatre pattes ? Une sorte de compromis entre la station debout et la reptation, une vague pulsion entre le limbique et le cortical. Les cochons sont à quatre pattes pour aller faire la razzia dans l’auge. Les serfs, les esclaves sont à quatre pattes pour ramasser la nourriture, dans la poussière, qu’a jetée le maître d’une main condescendante. Ma fille l’a senti. Elle ne fera pas de compromis. Voilà comment cela se passe dans ma famille !

A part cela et pendant que papa pérore et fait son coq ma fille se mange deux chutes, le menton sur la table et à chaque fois c’est un petit traumatisme.

-                     Ma petite fille, mon amour, tu n’as pas mal.

Elle crie, la lèvre saignante, blessée par les dents aiguës. Soudain, j’ai honte de lui faire subir toutes ces épreuves pour ma petite gloire personnelle. Requinquée, soignée par des mains coupables, la voici qui se lance à l’escalade de papa. Celle-ci n’allant pas  sans risques, je l’aide de mon mieux en lui fournissant quelques prises de pieds ou de mains, ici ou là. Arrivée sur le sommet du crâne paternel, elle s’agrippe, m’arrache les cheveux, garde une touffe en souvenir et descend plus vite qu’elle est montée, tête en bas retenue par mes soins, morte de rire.

-                     Encore, papa, encore.

Ses petons posés sur mes cuisses, menottes dans mes mains, elle repasse le palier, le premier étage, marche sans vergogne sur mon ventre, ma poitrine, se juche sur mes épaules, lâche mes mains pour me montrer qu’elle tient dans un parfait équilibre et se laisse gentiment tomber sur l’arrière, sûre de son fait, sûre que papa la rattrapera de justesse, la fera culbuter fesses par-dessus tête, avant qu’elle ne se retrouve à plat ventre sur le tapis et qu’elle ne se relève en rigolant son cri de guerre :

-                     Encore, papa, encore !

Elle est infatigable. Et des plus surprenantes. L’après-midi, une sieste s’impose à nous et s’offre à elle. Mais de plus en plus souvent, elle ne dort plus. Nous en avons la preuve une bonne fois. Ma femme va la coucher à l’étage. Tranquillement, elle s’installe pour faire la sieste dans le salon en bas. Le Baby-phone ne lui envoie que des petits crachotements, des parasites indiquant que tout va bien. C’est mal connaître notre fille. La voici qui débarque avec un grand sourire et les deux chaussons dans la main :

-                     Chausson maman, demande-t-elle fièrement.

La cascadeuse en herbe a réussi le tour de force de sortir de son lit, de prendre ses chaussons sur la table à langer qui ne lange plus d’angelot, descendre l’escalier en passant au-dessus de l’aspirateur au milieu de l’escalier et de débarquer dans le salon.

Maintenant quand on la met coucher, on ferme la porte du palier en priant pour qu’elle n’apprenne pas à ouvrir trop vite les portes.

-                     Bottes, maman, bottes.

Elle enfile ses minuscules bottes bleues à l’envers, jette un regard coquet, trouve qu’elle a une touche terrible puis demande à aller dans le jardin. Et vas-y que j’escalade le toboggan que l’on vient d’acheter, made in china. La balançoire dont le fond est devenu un refuge pour le chat lorsqu’elle le poursuit, pour lui tirer la queue. Et puis, elle marche, explore le jardinet, s’attarde à ramasser le moindre grain de terre, le petit caillou mal rangée.

-                     Coute, coute !

Le doigt est en l’air, puis se pose sur l’oreille. Les yeux se dresse. Le chien du voisin retient son attention. Les oiseaux dans le ciel lui détachent le cou de son horizon de quatre-vingt-dix centimètres au-dessus de la terre. Elle s’étale dans l’herbe parce que sa botte lui fait un croche-patte. Elle monte sur son tricycle et demande à papa de la pousser. Enfin, elle réclame une petite balade dans le village, va chercher son manteau, son écharpe son bonnet ou sa casquette, fait mine de mettre ses chaussures, y parvient parfois, franchit le seuil de la porte d’un air décidé, fait trois pas pour bien montrer toute sa maîtrise de la marche puis s’arrête d’un coup en trépignant, les bras levés vers le ciel, réclamant la monture paternelle :

-                     Bras, bras.

Et il vaut mieux abdiquer. Elle ne marchera pas et ne fera pas trois pas en arrière : elle veut se promener sur les épaules de son père. Le fier très père s’empresse de s’exécuter. Le voici qui se pavane, shampooingné par sa fille qui le prend pour une Méhari.

Les gadins se succèdent. Elle court très vite et s’étale sur le bitume. Elle fonce dans les virages de la maison, glisse sur le carrelage et s’étale. Le pire enfin.

-                     Paul, ta fille est pleine de sang.

Au téléphone, on se sent très loin, très faible de ne pouvoir intervenir illico.

-                     Emmène-la au CMS pour qu’ils recousent.

Je raccroche. Le sang continue de couler dans ma tête. Ma fille, ma pauvre fille est en sang. Je dois continuer à travailler. Envie de tout laisser tomber. Je hais ce moment au choix déchirant.

-                     Ils ne veulent pas la recoudre. Ils n’ont plus de fils.

-                     Va chez le toubib du village.

A défaut du CMS, peut-être que lui aura les couilles de faire ce qu’il faut.

-                     Il ne veut pas. Il a peur de la rater. Il préfère que je l’emmène à l’hôpital.

-                     Fais !

Voici ma femme repartie, sur les sombres départementales, ma fille en sang à l’arrière qui pleure. Mais pourquoi a-t-elle tenté de marcher en équilibre sur le haut du divan ? Pourquoi est-elle tombée, front en premier sur la table en verre du salon. J’avais bien dit et répété que cette satané table est dangereuse, acérée, coupante. Cela ne fait jamais plaisir d’avoir raison et surtout de l’avoir dit sans rien faire.

Ma fille est assise dans le salon quand je rentre deux heures plus tard. Trois points de sutures ornent son front, côté droit. Elle sourit, presque fière de son nouveau trophée qui lui laissera une marque pendant des années. Mes tripes se tordent, ma vie bascule : demain j’arrête de boire et j’arrête de remettre à demain ce que je dois faire le jour même.

 

 

 

 

 

 

Publié dans jeux d'écriture

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