Sous le soleil de l'amour 4

Publié le par paul geister

Le dimanche matin la grasse matinée la trouva rafraîchie des maltraitances que la vie lui avait fait subir la veille. Les yeux fermés, elle laissa son oreille capter les bourdonnements de la vie extérieure. Une mouche larmoyait sur son emprisonnement contre la grande baie vitrée du salon. Elle se leva dans son déshabillé, la mine reposée. Il était dix heures. Elle se prépara un café noir et deux tranches de pain grillées.  La vie reprenait ses droits sur elle, comme une obsession. Les phrases et les mots investissaient son cerveau lui dictaient sa conduite à tenir. Elle devait passer voir son père. C’était même une priorité absolue. Comment avait-elle pu ne pas le faire la veille ? Son papa devait être dans un sale état. Abandonné par sa femme, seul, sans explications. Elle était désemparée face à l’hécatombe de ses bons sentiments. Quelques années plus tôt, elle aurait bondi en apprenant qu’une de ses amies aurait agi de la sorte. L’âge et la maturité venant, elle était surprise de se découvrir indifférente aux malheurs de ses proches. Presque insensible.

Elle s’habilla prestement. Un pantalon en velours, une chemise rose damassée, une ceinture brodée et elle était prête à affronter la vie.

Son père habitait dans une amiénoise vers Saint-Acheul. Elle rangea sa voiture dans une des contre-allées qui bordaient la maison. Amiens était baigné d’une lumière douce, caressante. Une atmosphère aussi heureuse que la découverte d’un cadeau de Noël oublié au pied du sapin lorsque l’on croit tout savoir, avoir tout déballé.

Elle sonna. La porte en bois de cèdre, grillagée de ferronnerie d’art, resta aussi muette qu’un lendemain de pendaison de crémaillère. Enfin du fond de la maison, un bruit de pas sourds, puis le loquet tourna. Son père la mine hâve, en robe de chambre se tenait devant elle une main dans la poche.

-          Tu es venue ? Tu ne viens pourtant jamais le dimanche.

Il était un peu grassouillet, à peine plus grand qu’elle, la barbe grise pointait déjà sur ses joues ridées. Il avait un air de Günter Grass. Professeur de lettres, bientôt à la retraite, il affichait une bonhomie acariâtre, un détachement occidental de consommateur blasé d’un trop de bonheur à digérer.

-          Une fois n’est pas coutume, mon papa, et elle lui fit un gros baiser sur sa peau à l’odeur de nicotine.

-          Ma petite perdrix, tu t’es perdue, ce n’est pas l’ouverture de la chasse. 

Il tentait d’escamoter son chagrin, son désarroi face au départ de sa femme.

-          Maman… ?

-          Tu le vois bien. Elle a du se convertir à l’islam. Elle est tellement voilée que je ne l’ai plus vue depuis deux jours. Sans nouvelle. Disparue.

-          Cela n’a pas l’air de t’affoler.

-          Je ne vais pas danser le quadrille pour autant.

Ils allèrent dans le petit salon. La cuisine américaine, installée juste derrière. Au-dessus, les deux niveaux aménagés en chambre et salle de bain, avec la bibliothèque et le bureau de son père au grenier.

-          Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle en désignant du menton la table à manger.

Un ouvrage de la pléiade ouvert sur la table, affichait ses pages diaphanes à l’écriture minuscule.

-          Je relis Colette. C’est le meilleur moment. C’est là que l’on prend conscience de l’être unique qu’elle était. Après, si ta mère ne veut pas revenir, j’enchaînerai sur Proust. Après tout, l’homosexualité reste la seule arme que nous avons contre le désir de la femme.

-          Tu ne peux pas faire cela.

Et dans sa tête un corpus de raisons s’amoncelait contre la réaction de son père.

-          Pourquoi donc. Que veux-tu que je fasse ? Elle fut mon église et ma foi toutes ces années. Voici qu’elle s’écroule, s’évapore, sans raison. Seul me reste le besoin de croire. Je dois bien reconstruire l’autel pour continuer de vivre. J’y immolerai ma peine pour qu’elle renaisse de ses cendres.

Il délirait. Perdu dans les lignes de Colette, voilà qu’il se prenait pour le grand écrivain qu’il n’avait jamais été, voir même un acteur Cornélien.

-          Tu n’y arriveras pas. Tu n’es pas assez doué pour la souffrance.

-          Détrompe-toi des apparences. La force est souvent là où on ne l’attend pas. Je pourrais bien encore te surprendre ma fille.

Il redressait le plastron, prêt à se faire percer la poitrine pour mourir comme un héros de roman de gare. Tout ce qu’il avait toujours exécré.

-          J’ai vu maman hier.

Elle regretta ses mots. Il eût été préférable qu’elle ne dise rien. Mais son père avait toujours su lui faire dire ce qu’elle souhaitait lui dissimuler. Sa réaction fut frénétique.

-          Et qu’a-t-elle dit qu’elle ne puisse me dire ? Qu’elle ne veut plus d’un vieux schnock comme moi ! qu’elle est devenue hindoue, qu’elle fait un stage de yoga au Tibet, ou que la terre ne tourne plus rond, plus dans le même sens, que nous avons fait fausse rut. Qu’elle trouve que j’ai une gueule de lobotomisé de la vie. Lock-out, fini, aux rencards le vieux, aux rebuts, plus bon à rien, qu’à sucrer les fraises. On le jettera dans la fosse commune : cela fera des économies ! Débile vieillard, on t’internera, tu iras à l’asile psychiatrique. Elle veut peut-être des excuses parce que je suis un raté. Elle peut s’accrocher. Je ne ramperai pas, j’ai ma fierté, ma dignité.

Il s’arrêta, tremblant de colère et de rage. Puant de fragilité, vieux père qui met son cœur à nu devant sa fille.

Elle tenta de lui passer la main derrière la nuque. Il repoussa l’apaisement en détournant les yeux.

-          Peut-être qu’elle veut que tu t’intéresses à elle. Tu devrais peut-être lui dire que tu l’aimes.

-          J’ai été au foyer, on m’a jeté comme un malpropre. Elle ne veut pas me voir. Que penser si elle veut bien te voir et pas moi ?

Véra se mordit les lèvres. Ainsi, il avait tout de même essayé.

-          Allons, papa, calme-toi. Tu sais ce que l’on va faire. Tu vas t’habiller et on va faire les courses au marché de Saint-Leu. Comme quand j’étais petite et que tu m’emmenais en balade. On pourra parler au calme de la meilleure décision à prendre. Et puis on va se préparer un bon gueuleton, histoire de te refaire une santé.

-          Si tu veux, après tout.

La colère cédait à la tendresse. Le papa ne pouvait refuser à sa fille un instant de bonheur.

Alors qu’il faisait une rapide toilette, elle jeta un œil à la cuisine. Son invitation avait été judicieuse. Son père n’avait pas fait la cuisine depuis le départ de sa mère. La cuisine était nickel de n’avoir jamais servi. Sûrement que tout le problème était là. Ce que sa génération avait su absorber, intégrer dans la vie quotidienne, les générations précédentes en souffraient. Son père était incapable de faire le ménage, de repasser, de préparer à manger, de faire son linge. Si le départ de sa femme se prolongeait il était fort à parier que la vie de son père ne serait plus jalonnée que de resto, de pressing et de femmes de ménage. Sa mère rêvait d’avoir ce qu’il ne lui donnerait certainement jamais, une vie d’amour. Lui qui avait subvenu aux besoins financiers du ménage estimait que la métamorphose de sa femme en bonniche était un droit.

La gabegie de fruits et légumes qui ornaient les étals des maraîchers n’aurait point déplu à un biafrais. Les poivrons rouges, les courgettes, le velours des aubergines, la variation de blanc des fromages, les saucissons dans l’hémicycle du charcutier redonnaient des couleurs à la vie.

-          Tu devrais peut-être lui écrire.

-          Pour lui dire quoi ? C’est elle qui est partie. J’ai du mal à soigner l’hématome de mon cœur, ce n’est pas aujourd’hui que je guérirai l’arthrose de ma main.

-          Je ne sais pas, ce que tu m’as dit tout à l’heure. Que tu l’aimes. Lui parler.

-          Elle ne veut pas me parler. C’est elle qui est partie. C’est moi l’offensé. C’est à elle de s’excuser.

-          Peut-être qu’elle est partie parce que tu ne lui as pas assez dit que tu l’aimais. Elle attend que tu lui exprime quelque chose. Ne rien lui dire, c’est marquer ton indifférence. C’est pire que de lui écrire que tu ne lui pardonnes pas.

Il eut un temps d’arrêt.

-          Je n’avais pas pensé à cette éventualité. Mais tu ne crois pas que c’est un peu tiré par les cheveux. Elle a disparu du jour au lendemain, tout de même. Sans explication. Elle ne veut plus me voir. Et toi tu me sors que c’est parce qu’elle m’aime. Décidément, je ne comprendrai jamais les femmes. Cela illustre bien le fossé qui nous sépare. Ma volonté d’être présent chaque jour à ses côtés dans le pire comme le meilleur n’était-elle pas la meilleure démonstration de mon amour ?

Véra n’en savait rien. Elle acheta un tournedos pour son père et un morceau de boudin pour elle-même.  Rien ne stipulait dans son contrat à elle, qu’elle avait passé avec Benoît, que la meilleure démonstration d’amour était la présence.

-          Il ne reste rien de mon mariage, que des décombres fumants. Chaque heure qui passe, l’éloigne de moi. Je perds un peu plus confiance en elle, sa présence se délite, elle n’a plus cette compacité, cette solidité qu’elle a su m’offrir durant tant d’années.

Véra resta muette devant l’oraison funèbre que prononçait son père sur son mariage. Elle ne sut que passer son bras sous le sien, et emboîter son pas dans le sien, pour le ramener à la maison. Elle s’évertua pendant les deux bonnes heures qui suivirent à lui remonter le moral. Mais les forces lui manquaient. Elle-même était déjà si fragile face à son propre amour. Comment pouvait-elle apporter le moindre réconfort ? Leur repas tourna vite à une sorte de fugue dans l’irréel pour oublier, mais le chagrin restait là, tapi, comme une bête sombre et rampante attendant l’heure où, fatigués, les deux rêveurs finiraient par retomber sous ses crocs faits de larmes et de sangs.

-          C’est impressionnant. Quand on est triste et que l’on cherche le bonheur la joie, la gaieté, on n’arrive jamais à mettre la main dessus. Alors que lorsque l’on recherche le bonheur on a l’impression que l’on pourrait citer des milliers d’auteurs. Je ne connais rien de plus triste que Nietzsche, Zola ou Flaubert. Proust et Colette sont encore plus forts dans leur névrose.  Et je ne peux me soustraire à l’envie de les lire.

-          Et Frédéric Dard, Becket, Feydeau, Rabelais.

-          Leurs pages pèsent vingt tonnes lorsque tu es triste.

-          Peut-être qu’un bon DVD chez les Ch’ti ?

-          Ma fille sers-moi plutôt de ce petit bordeaux. Il est d’aide aussi thérapeutique que le sont tes grandes vadrouilles du vingt et unième siècle.

Véra versa une longue rasade. Son père s’en rinça le gosier avec délectation.

-          Une histoire rocambolesque, le baron de Münchhausen, rochassier des rêves et des cauchemars, explorateur de l’inconnu, qui s’en va trouver une sirène pop star aux confins de la Virginie. Je lui achète des fleurs, je lui couds un parterre de gentianes. Je me roule dans le vert gazon et j’oublie qu’à l’horizon le soleil ne se couche pas mais rougit dans son sang qui se fige.

-          Baudelaire. Valse mélancolique et langoureux vertige, les sons et les parfums tournent dans l’air du soir.

-          Mon cœur est triste et noir comme un violon qu’on afflige.

Un étranger eut assisté à cet échange, il n’y eut compris goutte. Echange de deux habitués au comptoir. D’ailleurs le père de Véra en était au troisième verre.

-          Tu as raison. J’écrirai.

-          J’ai un super texte d’Iam ou d’Eminem que j’ai traduit.

-          Si cela ne te dérange pas et au risque de faire vieux jeu, je préfère écrire moi-même.

-          Tu déposeras l’enveloppe au concierge, comme un amoureux transi dont le père ne veut pas qu’il fréquente sa belle.

Le père de Véra était surtout persuadé qu’il allait passer pour une cruche.

-          Tout de même, je me demande bien ce qui a pu lui passer par la tête. Elle devait en avoir ras le bol de m’avoir sous la rétine !

Publié dans jeux d'écriture

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