Papatitude 2

Publié le par paul geister

Dans la pénombre orangée, je distingue une forme qui se meut : ma femme! Elle s'est réveillée, sans bruit, comme cela lui arrive fréquemment depuis une quinzaine. Moi, ces insomnies intempestives m'insupportent. J'en ai des bourdonnements dans les oreilles.

-                     Paul?

Elle m'appelle. Je mets un temps incroyable à m'extirper d'un sommeil sans rêves. Le vrombissement qui vrille mes tympans m'empêche de distinguer clairement ses paroles. L'endormissement y est aussi pour beaucoup.

-                     MMMh, dis-je d'un ton aimable.

Cela me permet de constater que mon acouphène ne m'empêche pas d'entendre ma propre voix.

-                     J'ai perdu les eaux.

Je lui dirai bien que ce n'est pas grave qu'il ne s'agit que d'aller se recoucher, que Moïse et le Sahel aussi, d'oublier fortunes et avatars que seuls les dieux connaissent : nous pauvres humains devons nous cantonner à une vie plus insipide.

-                     Il faudrait que tu me conduisisses à l'hôpital, petit suisse.

Alors c'est l'heure. C'est bien l'heure. Ce moment qui ne venait plus. Cet instant désiré qui arrive depuis neuf mois, que j'en avais fini d’accoucher les secondes, les heures et les jours. Le temps m’est gare, le temps m’est train ; je pars, Edgar, étreint, hagard, tard, mais heureux.

J'avais ce sentiment bizarre d'être seul, à vivre sur une planète étrange où mon amour de prestidigitatrice aurait pris des allures de chapeau melon appuyé sur la tranche, où d'un boa se tenant sur la queue en ayant avalé un éléphant, au choix, en attendant le clou du spectacle, le grand numéro ;   guignol qui sort de la boîte pour faire rire.

-                     J'arrive.

Je me ramasse plus ou moins sur la descente de lit. Je me relève très digne, très je m'occupe de tout, tout est sous contrôle, mohito rit te salutant caesar, c’est pas la peine d’en faire une salade.

-                     Tes affaires sont prêtes?

-                     Chef, oui, chef !

-                     Et ta tête !

-                     Alouette !

-                     Va t’habiller !

-                     Poil au nez !

Mince, mais où avais-je la tête ? Je dois donc m'habiller fissa si je tiens à garder un peu de ma dignité de mâle, qui fait tout, sans avoir l'air de le faire, mais qui le fait quand même.

Elle me claque deux sacs dans les mains dès que j'ai fini d'enfiler mon pantalon. Nous descendons jusqu'à la voiture.

-                     Tu n'oublieras pas d'acheter des lingettes, des couches 1er âge.

Dans la voiture c'est le grand réveil :

-                     J'ai oublié de prendre ma recharge pour mon téléphone portable. Tu n'oublieras pas de donner à manger au chat, à boire aux plantes ; faire l’évier, la moquette, la salle de bain, le mur au fond du jardin, l’imbécile, ranger ; pour manger tu as, demain, deux pieds de porc, trois cuillères de corn flakes, un bol de lait, le soir, lentilles, salé, un verre de vin et pas plus.

Dans la nuit noire, les phares de la voiture strient l'asphalte comme deux rayons de soucoupes volantes d'indépendance day. A mon corps défendant, je dois signaler que nous avons visionné le film GAlien la veille, dire que je vais devoir manger tout cela !

Des lapines, la queue basse en marmelade, font des bonds amusants autour des ronds points que nous doublons à grande vitesse. Nous arrivons à la clinique Sainte Claire. J'ai fait le trajet en à peine vingt minutes. Ce qui est pas mal pour quarante kilomètres à la vitesse limitée de quatre-vingt dix. Si le ministre des transports savait cela! Nous arrivons dans la petite rue aux murs en brique du Nord, où le service urgence de la clinique a son entrée. Nous entrons.

-                     Bonjour, voulez-vous entrer en salle d'attente. La sage femme va venir dans un instant.

Nous voici dans la clinique où tout est sécurisé. Plus rien ne peut nous arriver. Ma femme allongée sur une table banquette d'auscultation me sert la main tendrement. Moi aussi. Je suis très ému.

Les néons des couloirs aseptisés balancent leur blancheur blafarde sur les blouses bleues des obstétriciennes. Au bout d'une heure d'attente nous sommes fixés. Ma femme a perdu les eaux mais sèche rapidement : sa vie n'est pas en danger ! Je peux rentrer chez moi, car maintenant l'attente avant le vrai travail peut durer jusqu'à trente six heures. C'est comme pour passer les montagnes en hiver : cela dépend de l'ouverture du col.

Après avoir déposé le petit nécessaire de ma femme serré dans  deux gros sacs remplis de je ne saurai jamais quoi, je m'en retourne dans ma campagne profonde.

Les lapins sont toujours aux ronds points. Les phares de ma voiture percent la nuit comme ma volonté essaie de percer le bourdonnement qui n'a pas cessé dans mes oreilles.

J'arrive à la maison. Je me sers un verre ; il est quatre heures du matin. A la télé, c'est chasse pêche nature et un débat sur le fondement d'Europe. Je vais me coucher. A peine ma peau a-t-elle sombré dans les draps blancs que je touche le sommeil noir. C'est le téléphone cette fois qui me tire les bras, des bras de Morphée :

-                     Monsieur Geister?

-                     MMMh!

C'est juste parce qu'il y a toujours ce bruit assourdissant qui ressemble au silence et que j'ai l'impression de ne plus m'entendre.

Parle si tu as des mots plus forts que le silence ou garde le silence, souffle Euripide.

-                     Votre femme vient de rentrer en salle d'accouchement.

Je regarde le radioréveil : il est sept heures du matin. Je viens de gagner un cycle de sommeil.

-                     Oui.

-                     Il serait bon que vous vinssiez promptement.

La voix semble un peu énervée par mon ton flegmatique. Etrangement, tout de suite n’invoque rien. Je décide de pousser le bouchon un peu loin.

-                     Tout de suite?

-                     Tout de suite!

-                     Dans une heure ou deux heures ?

Je calcule rapidement qu'avec une heure supplémentaire je pourrai refaire un cycle de sommeil et peut-être éliminer ce bourdonnement qui, à mon avis est dû à la fatigue.

-                     Tout de suite, cela va très vite. L'ouverture du col…

Sa voix se perd dans des détails techniques.

Je raccroche. Je me lève. Je prends une bonne douche pour enlever cette saleté qui s'incruste dans mes ouies. Rien n'y fait : l'acouphène est toujours là. Petit déjeuner ultra rapide. Donner à manger au chat, etc... Clinique Sainte Claire me revoilà.

L'aube grisâtre pointe son nez sur la ville aux immeubles endormis. Je passe par les urgences.

-                     Madame Geister, s'il vous plaît.

-                     Vous êtes monsieur Geister. Veuillez me suivre.

 On arrive dans une petite salle :

-                     Vous enlevez vos vêtements et vous passez cette blouse ainsi que les chaussettes en papier sur vos chaussures. Vous pouvez laisser vos affaires ici. Votre femme se trouve dans la première salle d'accouchement.

-                     Très bien.

Je n'aurais pas cette sourdine dans les oreilles tout serait parfait.

Je m'exécute. Une fois attifé du déguisement de cosmonaute, j'ai vraiment l'impression d'être un bouffon. Si cette tenue est là pour éviter de balader des microbes, je m'appelle Néron.

Ma petite chérie est empaquetée sur une banquette de tortures dans une salle où tout est mystère. Des machines reliées à son corps font des bips. Des oscillographes décrivent le déroulement des contractions par des Bops. Un bandeau attaché à son bras prend la tension automatiquement toutes les minutes en faisant scritch.

-                     Bonjour, mon amour.

Même si cela ne fait qu'une heure que l'on s'est quitté, j'aime bien lui dire bonjour.

-                     Ca va ?

Elle me dit bravement que oui.

Les femmes sont admirables. Même dans les pires situations elles sont toujours prêtes à aller pour éviter que l'on se fasse du souci.

Là, elle est intubée de partout, mais comme elle est sous péridurale elle ne souffre pas. Les contractions arrivent toutes les cinq minutes et le col est à six centimètres d'ouverture. La sage femme passe d'heure en heure pour constater l'évolution du travail. Pour ne pas perdre le moral et comme il y a un lecteur de CD, je mets de la musique cubaine, histoire de rappeler notre lune de miel.

-                     Aïe, Aïe, Aïe, dit ma femme

-                     Aïe, Aïe, Aïe, répond le cubain.

Les heures ont passé. Il est maintenant dix heures. La péridurale ne fait plus effet. J'appelle l'infirmière, alarmé par les grimaces de ma femme.

-                     L'anesthésiste n'a pas mis de cathéter. Nous ne pouvons donc pas lui réinjecter de dose. Désolé !

Pas plus que moi et surtout que ma femme qui se tord de douleurs sous les assauts répétés, rythmés des contractions. A onze heures le col est complètement déneigé.

-                     J'appelle le médecin de garde, dit la sage femme.

On lui fixe les pieds dans les étriers de part et d'autres du lit. Et vas-y que cela commence. Le médecin plonge la main dans l'ouverture.

-                     On voit déjà ses cheveux. Allez, poussez Madame. On attend la contraction et on pousse. Comme lorsque l'on est constipé. Allez, maintenant !

Ma petite chérie pousse comme jamais. Son teint albâtre rosit, rougit, devient rouge cramoisi, souffle, narines dilatées, yeux fermés, inspire, yeux ouverts, pupilles explosées, repousse, dans des bips, dans des bops, et des scritchs, et des oust, sort de là, vlan, la porte, violet, mauve, teinture lilas, on inspire, yeux exorbités, des larmes, du sang, et des scritchs, des bips, des bops.

-                     Allez, Madame, poussez, et faites le petit chien pour reprendre votre souffle, dit sagement la sage femme en appuyant de ses deux mains sur le ventre pour chasser la désiré de son antre de repos, de là où elle se cache, se prépare et se fait belle depuis neuf mois.

Bip, bop, scritch ! Ah Lulla !

-                     Allez, pousse et souffle, fais-je en tenant la main de ma chère et tendre qui en profite pour hurler de douleur, et me planter ses ongles dans la paume.

Bip, bop, scritch ! She’s my babie !

-                     Allez, poussez, renchérit le médecin qui maintenant s'est saisi des ventouses et tente d'aspirer la tête de notre future petite fille.

Alors, dans le flot de douleurs et d'émotion, dans un silence éternel, jaillit, comme depuis des centaines de milliers d'années, une petite tête, puis un corps, des pieds le tout accroché à un cordon. Un cri emplit la salle et le temps s'arrête une fois encore devant le miracle de la vie. Ma vie, la vie des autres, le souffle du monde : plus rien n'a d'importance que cette petite chose qui vient d'apparaître dans cette salle d'hôpital.

-                     C'est un beau bébé.

-                     Voulez-vous couper le cordon ?

Bip, bop, scritch ! I don’t mean maybe !

Je sais bien que ce n'est rien, mais je coupe et un flot d'émotion m'envahit, quelque chose d'inexprimable.

Ma fille crie dans les bras de sa mère qui s'affale sur son petit minois :

-                     Comme elle est belle !

Elle est belle et tu peux être fière de toi, de ta fille, du monde des vivants qui t'a porté jusqu'à cet instant et quant à moi je bénis le ciel de m'avoir laissé cet éternel rayon de soleil qui a baigné ma vie toute entière : ma fille !

Bip, bop, scritch ! She’s may babie !

Il s'agit aussitôt de prodiguer une foultitude de soins à celle qui vient d'arriver dans le vingt et unième siècle. Premières mesures, premières statistiques, premières toilettes et premiers habillages.

Nous restons, ma femme et moi complètement abasourdis sur cette aube qui se lève dans notre vie et qui éclaire, comme le soleil dehors qui maintenant est au zénith.

 

Publié dans jeux d'écriture

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