Papatitude 11

Publié le par paul geister

 

Mes vieilles années de célibataire ont disparu. Les vaches maigres ont fait place à l’opulence. Dans le creuset de ma vie un petit être a été déposé. Un être ventripotent dont la courbe de croissance est impressionnante. La voracité caractérise bien les premiers jours d’Noéline. La ventrue dévore les mamelons de ma femme. Elle passe son temps à cela. Pour le reste, elle fait l’iguane dans le berceau. Elle ingurgite, régurgite rarement. Pendant un mois nous nous levons à tour de rôle pour donner le biberon. Mes oreilles sifflent encore. La fatigue le stress, comme si cet ogre insatiable venait de changer toutes les données audio métriques de mon existence. Le lézard ne bouge pas. Son inquiétante léthargie ne touche pas ma femme.

D’instinct, elle sait que Noéline va bien. Pour moi, le moindre frémissement dans le baby phone me fait dresser l’oreille. De nuit comme de jour, je suis papa toujours. Il est loin le gros dur qui en avait rien à cirer, qui faisait son crâneur en allant tackler des demis au café du coin. Je ne sors plus, juste un œil dans les journaux, je deviens un pas grand chose et j’en éprouve un immense plaisir. Ce petit corps tiède allongé dans mes bras qui tend ses lèvres vers la tétine, nouveau substitut de la poitrine de ma femme. Le lait de croissance qu’elle dévore toutes les quatre heures. Elle siffle les biberons les uns après les autres, mieux que Tcho Max et que tous les piliers que je connais. Je me sens margarine posée sur radiateur. Je me sens guimauve, à bout sans force. Je ne peux plus lever un bras, juste savourer le plaisir d’avoir un nouvel être vivant, un nouvel arrivant, un sublime petit bout de chou, une septième merveille du monde, une étoile mariée avec la lune.

-         Elle mange de tout.

A peine ai-je décrété cette vérité que pour me contredire, la belle bute sur un sublime petit pot à la tomate et au poulet.

-         Ta fille n’aime définitivement pas les tomates. Ce soir, elle a recraché sa soupe à la tomate.

Ma fille n’aime pas les tomates : premier grand échec dans la carrière du gourmet. Ne pas aimer les tomates, mais c’est un crime : que va-t-on lui donner à manger ? C’est mal me connaître car deux ans plus tard, je décrète avec la plus forte des convictions :

-         Les tomates ne sont plus ce qu’elles étaient. Elles sont trafiquées, n’ont plus de goût. On paie cher les OGM. Même les olivettes, les tomates grappes n’ont plus de saveur. Les petites tomates cerise, le fin du fin de la cerise du gâteau de la tomate ne trouvent plus grâce à mes yeux. Je n’en veux plus.

Les tomates sont bannies de la maison. Elles ont l’outrecuidance de ne pas plaire à ma fille. Ma si grande fille, ma toute belle, qui sait déjà se servir parfaitement de sa cuillère.

-         Cuaillère, cuaillère, réclame-t-elle.

Elle refuse de s’alimenter si on lui donne à manger. Elle veut se servir elle-même, avant de savoir marcher, parler, ma fille sait ce qu’elle veut : personne ne lui donnera la becquée. Elle n’est pas le énième oisillon d’une portée de quinze, nourrie au bec par une maman à plume. Mademoiselle est un mammifère à peau rose, unique, rarement double, quant au triplé et plus cela tient du miracle. Mademoiselle mangera seule son petit pot, toute seule. Même si elle en met les trois quarts dans son bavoir, même si elle ressemble plus au père Noël, une fois le yaourt ingurgité.

Et voici que, elle qui mangeait si bien, qui mangeait comme quatre ne mange plus rien depuis quatre jours.

-         Alors a-t-elle a mangé aujourd’hui ?

-         Rien comme d’habitude, la nounou a pourtant tout essayé. Même les fraises qu’elle aime tant.

Voici maman et papa au petit soin. Un petit pot est rejeté. Une soupe est jetée. Le fruit refusé, le yaourt négligé. Chaque tentative, on assiste à un léger picorement qui fait naître le plus grand des espoirs, mais c’est peine perdue.

-         Je ne crois pas que cela soit la bonne méthode. Si elle ne mange pas elle n’aura rien d’autres.

Je suis assez pour suivre les conseils éclairés de ma mère. Au moins, elle saura ce que c’est que la faim. Mais une autre voix tintinnabule dans mon for intérieur.

-         Jusqu’à trois ans, l’heure du repas ne doit pas devenir un champ de bataille.

Là, je replonge dans le doute. Un enfant de trois ans n’a pas forcément tout de connecté, ne voit pas les choses comme nous. Je l’ai lu dans des livres spécialisés. Si elle ne mange pas, c’est tout simplement parce que son corps ne lui réclame pas à manger. Pourtant, l’idée de la priver du reste de son repas si elle n’en mange pas le début, me paraît une bonne solution. De plus, il s’avère qu’avec le temps les crises d’anorexie se transforme en saut direct, jusqu’au dessert.

-         Je pense qu’elle aime trop le sucré. C’est une Maïzet, comme toi. Elle a tendance à ressembler à la tante Marianne.

Ma mère a encore frappé. La tante Marianne est un diplodocus, une sorte de monstre du loch Ness, que ma mère a agité devant mon nez à chaque fois qu’elle pensait que je devenais obèse. Je suis devenu alcoolique, fumeur drogué, débile, macho mais pas obèse. Comme quoi les mères ont parfois des angoisses non justifiées. La tante Marianne, 1m20 supportant 120 kilos. Une souris sur son fromage, vu qu’elle était millionnaire, à ce que l’on dit, mais on n’en a pas vu un centime. Comme quoi on raconte beaucoup d’histoires dans certaines familles et à l’heure où il faut passer à l’addition du côté de la réalité, il n’y a plus grand monde. Bon, suite à ces digressions, me voilà dans l’embarras pour reprendre le fil de Marianne. Ma petite Ariane avec un grand M et qui se prénomme Noéline jusqu’à preuve du contraire, agite avec colère sa fourchette.

-         Aveu, aveu, aveu. Frite.

-         Elle veut passer aux aveux. Je te l’avais bien dit que c’est elle qui a piqué la saucisse dans le frigo et pas Sélène.

-         Elle veut un fruit, traduit l’étonnante prêtresse de l’art divinatoire du langage codé de ma fille.

-         Mais elle n’a rien mangé, encore une fois.

-         C’est pour cela. Il faut qu’elle mange.

Et ma femme d’éplucher une poire sous l’œil réjouit de ma fille qui s’en pourlèche les lèvres à l’avance.

-         Ah ! partout, cracra, mains, propres.

Ma fille réclame un  Sopalin, une serviette en papier pour s’essuyer. Mais la serviette n’est pas suffisante. Elle veut aussi se laver les mains. La voici qui trône debout sur la chaise, à se remonter les manches, l’air égrillard, à faire tourner ses menottes sous le jet continu d’eau tiède. Réglé par mes soins.

Depuis quelques temps, ma fille n’a plus le droit qu’à un biberon le matin avec une poudre céréale et un l’après-midi. Maintenant, elle mange comme nous. Elle réclame comme nous. Va bientôt finir par penser comme nous.

-         Ce lait de croissance est trop sucré. Ce n’est pas une bonne chose de l’habituer au sucre.

-         Ah ! oui, c’est le syndrome tante Marianne. Je plaisante.

Ma mère n’apprécie pas la remarque. Comme si elle n’avait pas encore compris que c’est elle qui a un compte à régler avec ses épouvantails. Dans le labyrinthe des bonnes intentions pédagogiques, nous essayons d’aller au plus droit. Mais ces règles cèdent souvent devant notre faiblesse vis à vis de la princesse.

C’est ainsi qu’un :

-         On lui donnera que de l’eau, pour ne pas l’habituer au soda et autres boissons sucrées.

S’est transformé en un sublime :

-         Je lui donne un peu de jus d’orange le matin.

Elle le savoure la coquine. Ce ne sont même pas des petites lampées mais des petites lapées entrecoupées de longues pauses savourant le délice de la boisson fruitée et…sucrée.

- Elle adore les petits pois et les lentilles

La seule fois où nous abandonnons la petite Poucette aux soins de ma mère pour partir lâchement en Croatie, il s’avère que notre fille n’aime rien.

-         Essaie les petits pois.

-         Elle n’aime pas les petits pois.

-         Et l’œuf à la coque avec des mouillettes beurrées toastées ?

-         Elle n’aime pas non plus.

Nous vivons les affres de la faim de notre fille par combiné interposé. La nuit on dort, on rêve d’un plat universel, d’une entrée imparable, d’une solution miracle pour entendre un :

-         Elle a tout mangé aujourd’hui.

Etonnamment ma fille continue abondamment de faire caca.

-         Ce sont les biberons, commente ma femme très pragmatique.

Les biberons suffisent à son équilibre alimentaire ? Alléluia. Peu importe qu’elle ne mange pas les salsifis, les endives, les brocolis, tu t’égares, Edgar. Ma fille mange ce qu’elle veut. Un soir de la soupe, un autre jour que du dessert. Des fois les deux. Une fois c’est son menton qui mange plus que son pyjama. D’autres fois, c’est son bavoir qui avale moins que son estomac. C’est un glouton à appétit variable. Un ascète qui sait mieux que quiconque ce dont elle a besoin. Pour preuve cette part de tarte qu’elle ne termine pas : elle sait s’arrêter. Un gourmand, un accroc ne cale jamais sur ce qu’il aime.

Le plus impressionnant c’est le chat qui passe à côté de l’assiette, faisant minet de rien, lorgnant sur les restes. Ainsi la soupe, termine souvent sous la langue râpeuse de Sésé. Noéline lui touche les poils, tire les moustaches, attrape la queue, donne son assiette, prête à goûter, gère son repas comme bon lui semble. Il ne suffit que d’une fois où le repas lui plaît pour qu’elle s’exclame d’un ton de reproche :

-         Non, Sésé, pas table !

Car au grand scandale de mes beaux-parents, le chat monte sur la table, chose que l’on n’a jamais permise mais qui est venu naturellement. Heureusement, notre enfant nous rappelle avec force, que certaines manières ne sont pas d’actualité pour un chat, en particulier lorsqu’elle mange et qu’elle a faim.

Papa et maman se regardent d’un air amusé et étonné. Ah ! Si notre fille était venue avant le chat son éducation n’aurait pas été à refaire.

-         Boire, boire.

Comme elle a très soif et que cela ne vient pas assez vite, elle s’agite, répétant frénétiquement, dans un crescendo très angoissant :

-         Boire, boire, ouin, boirre, OUINNN ? boiiiiiirreboiiiiinnnnBOIIIIIIIINNNNNNNRNNRNNRN!!

-         Mais tu ne vois pas qu’elle veut boire, son verre où est son verre ?

Maman ne s’occupe pas de sa fille vu qu’elle fait la vaisselle et me voici dérangé dans mon travail préféré : une grille de mots fléchés. Les cris colériques continuent. Mais qui viendra calmer cette soif du petit chameau, qui se plaît à faire tourner en barrique son petit monde : là, elle me saoule.

-         BoooiiiiirrrreBBBOIIIIIIINNN ;

Le verre sitôt servi, les hurlements cessent. Elle boit un verre en réclame un autre, puis un autre, puis un autre, puis un autre et vide un demi litre. Gonflée comme une outre, la gourde réclame du pain. Gonflée, non !

-         Paainn, pPPppaaiiNnnnnnnnnnN, Ouiiiiiiiiiinnn, PPPPPAAAAAAIIIINNNNNNOOOUIIIINN !

-         Tiens, du pain.

Les hurlements cessent. Elle ne mange pas le pain, vu qu’elle n’a plus soif !

La logique intervient le plus souvent. Maman qui lui sert une bonne soupe au potiron, moulinée par ses soins, cultivée par les miens. J’ai beaucoup de potes âgés qui cultivent des légumes aussi. Elle très princesse, bien sous tous les rapports ne se presse pas, mâche bien pour digérer correctement comme elle l’a lu dans le manuel du savoir-vivre. Maman et papa ayant terminé entrée et plat principal depuis belle lurette, maman n’y tenant plus sort le dessert sous les yeux de ma fille qui du coup stoppe illico de s’alimenter. Elle préfère le mille-feuilles : surprenant non ? D’ailleurs avec l’âge cela ne s’améliore pas.

                                                          

Publié dans jeux d'écriture

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